31.10.19
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De plus en plus d’entreprises que nous accompagnons dans leur stratégie digitale souhaitent faire évoluer leur positionnement en passant d’un statut de fabricant d’un produit à celui de vendeur de services. Après avoir assuré leur légitimité en tant que producteur ou concepteur d’un outil, ces entreprises veulent aller plus loin dans la proposition de valeur. 

En général, cette volonté est motivée par deux facteurs :

  • l’envie de sortir d’un marché à faible valeur ajoutée où la concurrence fait rage et tire les prix vers le bas 
  • l’arrivée sur le marché d’acteurs spécialisés

Aller vers davantage de service : une nécessité pour l’ensemble des secteurs de l’industrie

Cette tendance est commune à de nombreux secteurs d’activité, comme en témoignent les quelques exemples cités ci-dessous :

  • Armor, concepteur de fil pour impression 3D, devient le partenaire incontournable des projets d’additive manufacturing (afin notamment d’anticiper la future phase de production industrielle liée à cette technologie)
  • SIGAL, spécialiste de l’édition et l’intégration d’ERP capitalise sur son expertise des organisations, de la donnée, des processus pour accompagner les entreprises sur ces sujets avant même de parler d’outil
  • Acrelec, fabricant de bornes de commande, souhaite développer son activité de conseil sur les parcours utilisateurs sur ce type d’interface
  • Neopost, fabricant de machines à affranchir développe une offre de dématérialisation d’envoi de documents (comptables, administratifs, RH…)
  • Socomore, concepteur de peintures haut de gamme, notamment utilisées sur les avions, s’interroge sur les services à apporter à des clients tels que Airbus

Nous pourrions encore citer une dizaine d’autres exemples, dans les domaines automobiles, de la santé, des cosmétiques… Mais n’allons pas plus loin, vous connaissez certainement des exemples similaires dans votre entreprise et chez vos concurrents.

Néanmoins, 4 grandes difficultés rencontrées par les fabricants qui se lancent dans le service

Avant de se lancer tête baissée dans leur projet et en amont de la définition d’une stratégie digitale, ces entreprises ont souvent la bonne idée de déclencher une phase d’écoute des clients et prospects sur le marché concerné, mission sur laquelle j’interviens avec Intuiti.

Cette phase d’analyse révèle certains aspects que les entreprises ont parfois oublié de prendre en compte et qui peuvent devenir de réelles difficultés, empêchant plus ou moins durement leur nouvelle stratégie servicielle.

Voici les 4 éléments le plus souvent sous estimés :

1.les différents niveaux de maturité de leurs clients

L’entreprise sait en théorie que ses clients n’ont pas le même degré de maturité vis-à-vis du digital, de la complexité d’utilisation de tel outil ou du développement de l’entreprise en elle-même. Elle peut s’en rendre compte facilement lorsque ses clients sont de tailles différentes. Elle peut en déduire que leurs besoins ou leur type de management sont différents ou qu’ils ne vont pas adopter la même attitude par rapport à tel nouvel outil sur le marché ou tendance technologique de fond. Mais ce n’est pas toujours le cas.

Ainsi lors d’une étude auprès de directions R&D de grands groupes, nous avons pu constater que celles-ci n’étaient pas au même niveau de maturité sur les enjeux du secteur, ni en termes de taille d’équipe ni en termes de machines possédées ni sur les difficultés qu’elles ont en interne à convaincre les autres services de leur utilité. Ceci s’expliquait notamment par des dates différentes de lancement de l’activité et par des profils différents en charge de ces nouveaux projets. Quand on sait cela, on comprend mieux pourquoi le déploiement des projets n’en est pas au même point et que par conséquent, les attentes d’accompagnement ne sont pas les mêmes. Enfin, cela aura aussi un impact sur la manière de leur présenter sa nouvelle activité de conseil.

2. l’attachement à l’expertise « outil » en interne

Les équipes ont intégré un positionnement d’entreprise, se sont appropriées la culture d’entreprise et ont développé tout un vocabulaire. Elles ont été embauchées pour une mission précise, à un moment donné, à une étape précise de la vie de l’entreprise.

Il n’est pas rare d’entendre les employés dirent qu’ils tirent satisfaction de leur travail, car notamment leurs clients sont satisfaits. Ils sont dans leur zone de confort et se conforment à des KPI bien définis (et pas nécessairement actualisés).

Nous avons plusieurs fois recueilli la fierté des collaborateurs à réaliser telle ou telle tâche, à être valorisé par tel ou tel client, à trouver du sens à la valeur ajoutée qu’ils apportaient jusque là.

Le changement est alors perçu comme un risque. Les freins peuvent alors être plus ou moins rapidement identifiés. Tout dépend s’ils sont exprimés ouvertement ou s’il faut traduire certains comportements latents.

3. la durée du basculement vers le nouveau positionnement en pensant que la montée en compétence se fera « naturellement »

Cette réalité peut trouver son origine notamment dans le point précédent. Le basculement est rarement fait en un exercice comptable. Ne serait-ce que parce que l’identification des besoins en formation, la formation en elle-même ou le recrutement de nouvelles compétences prend déjà un temps incompressible de plusieurs mois. Avant que concrètement les bénéfices ne se fassent sentir.

Cette sous estimation du temps nécessaire vient aussi du fait que certaines étapes ne sont pas anticipées : elles s’ajoutent alors au planning global de l’évolution souhaitée. Ainsi, dans une entreprise, nous avons préconisé qu’avant même de lancer les formations dont l’entreprise pensait avoir besoin, il convenait de s’assurer de leur bonne adaptation aux différents profils ciblés. Dans un autre cas, nous avons conseillé de d’abord passer par une phase de création d’une plateforme de marque avant de déployer la communication sur sa nouvelle offre.

4. l’ancrage de la perception externe des clients vis-à-vis de l’entreprise

C’est là que l’étude que nous menons prend toute sa dimension : savoir comment est perçue l’entreprise par ses clients et à quel point leur vision est éloignée du nouvel objectif que l’entreprise s’est fixé. Cela donne des enseignements indispensables sur les barrières à franchir, les efforts à fournir, les étapes par lesquelles il faudra passer.

Une entreprise est souvent prisonnière de la perception de ses clients. Il est toujours surprenant de constater à quel point les clients délimitent toujours de manière trop restreinte le périmètre d’action et le marché légitime de l’entreprise.

Avec une règle immuable : plus un client connaît depuis longtemps son prestataire, plus il peine à imaginer sa transformation.

3 axes de travail à déployer de manière successive

Pour répondre à ces difficultés, trois sujets sont prioritaires : l’organisation interne, les RH et la communication. Dans cet ordre. Même si ces solutions relèvent souvent du bon sens, le plus difficile reste souvent de les identifier, pour mieux les appliquer.

1.  L’organisation interne

Afin de connaître les efforts à faire, il convient tout d’abord de savoir d’où vient le besoin d’évolution :

  • de la direction qui pilote –> des efforts pour embarquer tout le monde seront alors indispensables
  • du terrain qui constate –> un effort de formalisation et de projection sera à faire
  • du middle management qui organise les équipes –> cela nécessite un effort pour rédiger la vision, valoriser et identifier les compétences possédées et manquantes

Etant donné que le but est de modifier le contenu de l’offre, il nous semble aussi indispensable de se demander quels sont les processus à faire évoluer et quels doivent être les interlocuteurs des clients :

  • est-ce que le recueil des besoins doit être fait par une seule personne au profil commercial ? qui elle-même rédige la proposition ou qui transmet à une compétence métier spécifique ? qui doit jouer le rôle du commercial ? est-ce que la compétence métier ne devrait pas être présente dès la prise de brief ?  Nous avons pu constater que pour faire du sur mesure, il est préférable que les chefs de projets et les consultants métier soient au plus tôt dans la réponse à apporter. Si ce n’est pas le cas, ils risquent de ne faire que réagir aux demandes correctives ultérieures du client pour se rapprocher au plus près des besoins potentiellement mal traduits au départ.
  • Faut-il aussi changer la manière d’articuler les différentes compétences qui vont s’occuper du client ? Ou du moins prendre le temps de mieux l’annoncer, surtout quand il s’agit d’un client ancien à qui doit on devra répéter plusieurs fois la nouvelle organisation et partager les nouveaux processus mis en place.
  • La manière de gérer la relation client est aussi impactée. Il ne sera a priori plus possible de se lancer dans un cycle de production comme précédemment. Au contraire, une attention devra être portée au fait d’informer régulièrement le client de l’évolution de l’installation ou déploiement de la solution chez lui. Donc davantage de transparence, d’implication du client, de co-construction, d’étapes de validation, d’informations sur le planning.  

2.  Les RH

S’il s’agit tout d’abord de réfléchir aux interlocuteurs qu’on mettra face au client, se pose ensuite la question de savoir si l’on possède ces compétences. Trois choix s’offrent alors à l’entreprise pour se doter des compétences nécessaires :

  • Formation : on peut choisir de faire monter en compétence les collaborateurs déjà présents dans l’entreprise. L’avantage est qu’ils connaissent les clients et leurs besoins. Il convient cependant de s’assurer de leur envie et que la formation leur est bien adaptée. Ensuite, côté client, nous avons constaté que ce dernier, lorsqu’il est un client historique, a besoin qu’on lui affirme de manière claire et nette les nouvelles responsabilités ou le nouveau rôle d’une personne avec qui il avait eu jusqu’à présent un autre type de relation. Et cela peut aller jusqu’à donner la nouvelle carte de visite de son interlocuteur (une sorte de preuve concrète, une sorte d’objet transitionnel). Ce n’est pas quelque chose qui va se faire rapidement et naturellement. Le client doit ancrer dans son esprit le nouveau rôle de son interlocuteur au sein de l’entreprise.
  • Recrutement : cette solution peut paraître plus pertinente côté client. Ce dernier peut donner davantage de crédit à une personne nouvelle qui possède déjà les compétences nécessaires et qui les a exercées ailleurs. A elle bien sûr d’intégrer les codes de son employeur et se familiariser avec le secteur du client (sauf bien sûr si elle a été recrutée avec déjà cette connaissance maîtrisée).
  • Partenaire : cette voix qui peut paraître plus prudente (car elle engage moins le prestataire, quoique) permet de se baser sur les compétences d’une autre structure. Est-ce une voix intermédiaire avant de basculer réellement de manière organique vers le nouveau positionnement ? Une manière d’apprendre de ce partenariat ? Quoi qu’il en soit, l’entreprise reste garante du partenaire qu’il propose. Elle doit alors savoir gérer ce partenaire dont la culture peut ne pas être la même, savoir tisser des liens pour construire un discours commun vis-à-vis du client. Cela peut être des efforts supplémentaires et avec moins de maîtrise. Mais l’objectif est alors davantage court terme. 

3. La communication

Avoir des clients qui ne sont pas au même degré de maturité complexifie beaucoup cette tâche. Vous n’êtes pas sûrs que vos interlocuteurs y mettent la même signification ni d’ailleurs que vous partagez la même signification que vos clients.

Concrètement, la question suivante se pose : doit-on préférer des buzzword en anglais ou des périphrases en français ? Par exemple : doit-on dire impression 3D ou additive manufacturing ? gestion des données ou data management ? est-ce que transformation digitale est un terme trop galvaudé ?

Si on compare rapidement les deux partis pris, on obtient les points suivants :

Le buzzword :

  • ce n’est pas sûr que tout le monde se sente concerné ou en ait la même définition
  • ils ne seraient attractifs que pour les clients matures
  • ils pourraient être utiles pour le référencement online, en « surfant » sur certains mots clés tendances utilisés par les entreprises

Les périphrases en français :

  • tout de suite, on pense à la complexité et à la lourdeur du contenu
  • cela aurait cependant l’avantage de proposer un langage commun
  • et puis cela permet de parler de l’usage concret voire se rapprocher de la formulation utilisée par le client pour exprimer son besoin

Notons tout de même que cet axe de travail recèle des opportunités que l’entreprise peut alors saisir. Elle peut par exemple redéfinir certains termes trop galvaudés. Il s’agit alors pour elle d’y remettre du sens, son sens (et aider à construire par la même occasion sa nouvelle identité de marque)

Et puis sur un aspect qui concerne davantage l’interface, la perception d’un positionnement dépend aussi de la manière dont les termes apparaîtront à l’écran. Gérer la présence à l’écran c’est aussi gérer la taille de la typo par exemple. Une règle toute simple de hiérarchie d’information mais dont nous constatons l’efficacité sur tous nos tests utilisateurs.

Nabil Thalmann

Nabil est directeur du UserLab Intuiti et président de Flupa UX, association des professionnels de l’UX.